Introduction
(article tiré du Livre de Ton SIJBRANDS)


Le grand - maître sénégalais Baba Sy, qui mourut le dimanche 20 Août 1978 à la suite d'un accident de voiture dans la ville de Dakar, doit sans aucun doute être compté parmi les plus grands damistes de l'histoire. Ceci peut paraître un cliché, mais est quand même vrai: de son vivant déjà, Baba Sy fût une légende. Il l'était devenu, au début des années soixante, après une suite presque interminable de succès sur la scène internationale. Ainsi, au cours d'une période d'à peu près cinq ans, Baba Sy gagna pratiquement tout ce qui pouvait être gagné.

La marche victorieuse de baba commença en 1959, lorsqu'il remporta à Châtellerault le championnat de France. Il s'était inscrit à ce tournoi sur le conseil du damiste français Émile Biscons, qu'il l'avait 'découvert' à Dakar et qui avait reconnu en ce Sénégalais de 23 ans un grand talent inné. Pourtant cette première place au championnat de France, pays qui fût encore la 'mère patrie' pour beaucoup d'Africains de l'Ouest (le Sénégal est devenu indépendant en 1960 seulement), ne fût pour lui qu'un jeu d'enfant si on compte ce résultat à l'énorme succès que Baba Sy remporta une année plus tard. Lors du tournoi pour le championnat du monde en 1960, qui ne comptait pas moins de 26 rondes et qui fût joué aux Pays Bas.

Baba Sy, le premier Africain noir à participer au championnat du monde, remporta une excellente deuxième place, derrière le Russe Chtchogoliev, mais devant le compatriote de celui-ci Kouperman, le champion détrôné. Par cet exploit vraiment hors pair, d'autant plus impressionnant que dans le classement final il n'avait qu'un seul point de moins que le vainqueur du tournoi, il se fit un nom d'un seul coup.
Et la renommée de Baba s'accrût à chaque tournoi auquel il participa.

En octobre 1961 il gagna en URSS par un score important le tournoi international de Yalta, auquel participa entre autres le futur champion du monde Andreiko. Là, il fît grande impression par la rafle de sept pions par laquelle il balaya le redoutable moscovite Agafonov. Deux mois plus tard il y avait à Amsterdam le tournoi Lucas Bols, un tournoi à huit participants et à double tour que Baba Sy remporta en étalant sa toute puissance. Et après les deux évènements internationaux qui eurent lieu en septembre 1962 avec un intervalle de trois jours seulement, il n'y avait dans le mode damiste probablement plus d'homme sensé à ne pas voir en Baba Sy le futur champion du monde.
Car d'abord il remporta dans la ville belge de Liège le Challenge Mondial, donnant droit de rencontrer le champion du monde en titre dans un match en vingt parties. Tout de suite après, il participa au (premier)  tournoi Brinta à Hoogezand - Sappemeer. Celui-ci fût remporté également par Baba Sy, de manière un peu moins convaincante peut-être que d'habitude (voir sa partie périlleuse avec Gordijn à la dernière ronde), mais toujours avec une avance de deux points.

"Et alors", se demande le profane intéressé avec une curiosité croissante, "Baba Sy devint-il effectivement champion du mode ?"
Cela peut paraître bizarre, mais la seule réponse correcte à cette question, si simple en apparence, est : oui et non. Expliquons nous.

Le match mondial que Baba Sy aurait du jouer en 1963 avec Kouperman (qui avait reconquis son titre sur Chtchogoliev), n'a jamais eu lieu - hélas ! C'est pourquoi nous ne pouvons que conjecturer sur la question relative à ses chances de victoire. Un fait piquant est que Baba Sy et Kouperman, qui lors du championnat du monde 1960 avaient chacun gagné une partie sur l'autre, ne jouaient ensuite presque uniquement des parties remises. Il n'y a que leur partie du tournoi du Sucre en 1970 qui rompit cette série de remises puisqu'elle finit à l'avantage de Baba Sy ! Mais on aurait une vue extrêmement simpliste des choses si l'on se fondait uniquement sur ce score (12-10) en faveur de Baba Sy) pour en déduire que Baba Sy aurait 'donc' gagné Kouperman si ce match n'avait pas été annulé. Moi-même je trouve que c'est une hypothèse possible, mais il ne faut surtout pas sous-estimer l'énorme force qu'émanait en 1963 (et aujourd'hui encore du jeu de Kouperman.
C'est pourquoi - une fois encore - ceci reste principalement une question de spéculation.

Quoiqu'il en soit, au cours des années quatre-vingt, la Fédération damiste sénégalaise soulevait cette triste affaire lors des congrès biennaux de la Fédération Mondiale du Jeu de dames (FMJD). Elle a su faire admettre qu'à l'époque la Fédération russe fût responsable de l'annulation du match qui aurait pu fournir le premier champion du monde africain de l'histoire damiste. Et il arriva un évènement qui aurait été pratiquement impensable peu avant : la Fédération russe, dont la voix est évidemment extrêmement importante aux réunions de la FMJD, approuva un 'compromis' proposé par la délégation sénégalaise. Il fût convenu que Baba Sy serait enregistré dans les annales de la FMJD en tant que champion du monde pour la période 1963-1964, c'est-à-dire avec Kouperman, qui n'est donc pas considéré comme 'perdant' sur le papier - et c'est là une immense inconséquence. Cet aspect donne à l'attribution posthume du titre mondial à Baba Sy un caractère impropre qu'elle n'aurait jamais dû avoir. Car je suppose que pour chaque sportif amateur qui se respecte le titre mondial est un grand bien qui ne peut simplement être marchandé. De deux choses l'une, je pense : ou bien Kouperman garde le titre, ou bien Baba Sy est considéré être le vainqueur réglementaire du match torpillé par la fédération russe est est donc l'unique champion du monde.
Chaque 'solution' intermédiaire - je regrette sincèrement de devoir le dire - ne fait pas une impression sérieuse et fait du tort aussi bien à Baba Sy qu'à Kouperman. Voilà pourquoi j'ai toujours grande peine à répondre à la simple question de savoir si Baba Sy a été oui ou non champion du monde.

Mais revenons à notre point de départ. Après que Baba Sy ait gagné également le deuxième tournoi Brinta en décembre1963/janvier 1964, ses résultats baissèrent visiblement. Au championnat du monde en 1964 il finissait troisième, cette fois quatre points derrière Chtchogoliev et deux points derrière Kouperman. Et dans les années suivantes Baba Sy ne joua plus un rôle important dans la lutte pour le titre mondial, par ailleurs les tournois Brinta (plus tard KSH) et du Sucre ne lui apportaient plus les succès éclatants de la période 1959-1964. Il est difficile de trouver une explication judicieuse à cette courbe de résultats aussi décroissante. Il est vrai que Baba Sy fût importuné par une hypertension artérielle et quelquefois à un tel point qu'il n'était plus capable de continuer sa partie. Comme par exemple avec De Ruiter (Hengelo 1970) et Gantwarg (tournoi du Sucre 1971); ces deux adversaires eurent d'ailleurs la sportivité de ne pas réclamer une victoire réglementaire. Mais il est aussi vrai qu'à partir de de 1964 Baba Sy devait se mesurer à un nombre toujours croissant de collègues grands-maîtres ) à part Kouperman et Chtchogoliev déjà mentionnés (en ordre 'd'entrée en scène' : Andreiko, Sijbrands, Wiersma, Gantwarg etc.), des joueurs qui avaient tous un style plus agressif et par conséquent plus productif que celui dont se servait le Sénégalais lui-même.
A propos de son style j'ai encore quelques remarques à faire. les damistes néerlandais surtout ont pensé qu"au début de sa carrière Baba Sy disposait d'une manière de jouer beaucoup plus agressive. Le raisonnement est à peu près celui-ci : du fait qu'il n'avait pas encore de connaissance théoriques et qu'il devait se fier uniquement à son intuition, il osait déployer beaucoup plus d'initiative que dans la phase ultérieure de sa carrière damiste où il remporta considérablement moins de succès. Or ceci n'est pas moins qu'un mythe. Un mythe fondé surtout, sinon uniquement, sur une seule partie qui a fait une impression écrasante sur les damistes de l'époque - ce qui est tout à fait compréhensible -, à savoir la première rencontre Chtchogoliev - Baba Sy du championnat du monde en 1960. Dans cette partie historique Baba Sy a en effet conquis le coeur des spectateurs par quelques manoeuvres d'attaque inhabituelles, l'une encore plus intrépide que l'autre, et qui lui rapportaient un avantage qu'il aurait évidemment dû convertir en gain. Mais n'oublions surtout pas que l'occasion lui en fût laissé largement par Chtchogoliev, qui avait organisé une partie vraiment très provocatrice. Celui qui regarde, sans parti pris, les autres parties de Baba, devra admettre qu'il n'est absolument pas question d'un changement subit ou même progressif de son style. Depuis ses débuts au plus haut niveau en 1959 jusqu'à sa mort en 1978 Baba Sy eût la m^me façon de jouer tranquille, parfois même hyper prudente. Cette simple constatation rend sa chute soudaine en 1964 encore plus mystérieuse.

Cette revue sommaire de la carrière de Baba Sy serait bien trop incomplète si je négligeais de mentionner à quel point Baba Sy tenait aux notions de courtoisie et de dignité, non seulement dans la vie quotidienne, mais aussi devant le damier. Il fût un adversaire déclaré des tactiques d'intimidation psychologiques, dont se servait d'abord uniquement Andreiko mais empruntées plus tard, hélas, par des grand-maîtres non soviétiques également. "Il faut perdre avec dignité", comme il me l'a dit une fois, et en effet Baba Sy ne fût pas moins poli avec son prochain après une défaite qu'après une victoire ou une partie remise.
A part cela, je tiens à insister sur le fait que, bien que ses succès ne lui aient probablement pas nui d'un point de vue social (mais en toute honnêteté, je n'en sais trop rien), Baba Sy fût surtout poussé par un amour fou du jeu. Cela, je l'ai compris non seulement à la suite des heures innombrables que nous avons passé à analyser des parties ensemble - le plus souvent cela se passait chez Aad et Kitty Ivens à La Haye, où Baba Sy a toujours logé au cours de ses séjours en Hollande -, mais aussi par le fait qu'il était toujours prêt à jouer des parties amicales ou à participer à des petits tournois amicaux. Ces parties, il ne les considérait pas seulement comme un 'entraînement' du grand évènement pour lequel il était venu en Hollande, mais pour lui elles avaient un but propre : il en jouait également après le tournoi du Sucre ou Brinta ! Les parties et tournois d'entraînement qui figurent dans ce livre peuvent témoigner de sa fascination indéniable pour notre jeu magnifique.

Le présent livre contient toutes les parties de Baba Sy que j'ai pu trouver. La base du livre fût un manuscrit laissé par Baba Sy lui-même, dans lequel il fit des commentaires techniques sur un certain nombre de ses parties (mais hélas, pas toutes). Il confia ces commentaires - souvent très sommaires -à son "découvreur" et ami Émile Biscons, qui mit par écrit les constatations de Baba avec une patience admirable et une minutieuse précision qui rappellent le dix-neuvième siècle. (Vous trouverez un exemple de ce travail de moine de Biscons à la page 13. Le mode damiste doit vraiment être très reconnaissant à Biscons !). J'ai complété ensuite les annotations de Baba Sy avec des analyses ou annotations que j'avais déjà faites (tout de suite après son décès en 1978 j'ai consacré quelques articles à la carrière de Baba dans le mensuel "De Brouwerij" et dans le journal "De Volkskrant"), et avec des analyses et commentaires que j'ai écrit spécialement pour ce livre.
Pour indiquer qu'un commentaire est de la main de Baba Sy ou de la mienne, la rédaction s'est servi de deux caractères différents. Ainsi, tous les commentaires imprimés avec le caractère Caroll Elite proviennent  du manuscrit de Baba SY. Par contre, je suis responsable pour tous les commentaires imprimés en Prestige Cubic. Un fois que le lecteur s'y sera habitué, nous sommes convaincus qu'il préférera cette solution à celle qui consiste à ajouter à chaque fois les initiales "BS" ou "TS", ce qui deviendrait irritant à la longue.

Caroll Elite : commentaires de Baba Sy.

P. Cubic : Commentaires de Ton Sijbrands.

Il va sans dire qu'il est impossible de commenter les 333 parties. Aussi pour un grand nombre de parties vous trouverez uniquement les notations. Par conséquent il serait incorrect de présenter ce livre comme un livre d'étude. Cependant, celui qui veut vraiment connaître les ficelles du 'métier' de damiste, peut profiter des notations, même des parties les moins intéressantes en apparence ! Car tout au long de sa carrière, du début jusqu'à la fin, Baba Sy fût et resta un expert qui connaissait toutes les finesses du jeu de position. C'est pourquoi ce "Grand Livre de Baba Sy" doit se trouver obligatoirement dans chaque bibliothèque de damiste.

Je souhaite au lecteur beaucoup de plaisir à la lecture de l'héritage technique d'un des plus grands talents damistes que le monde ait jamais connu !

Ton Sijbrands.